Par Jean-Baptiste Pleynet.
Face aux incroyables performances des crypto-devises, non reprises ici de peur d’avoir un article obsolète dès sa publication, deux réactions s’opposent : les investisseurs enjoués et les lanceurs d’alertes inquiets. Et plus les premiers s’enrichissent, plus les seconds mettent en garde : les crypto-devises sont une bulle.
Définition
Commençons par nous mettre d’accord sur les termes :
Wikipédia définit une bulle financière de la façon suivante :
Une bulle économique, bulle de prix, bulle financière, ou encore bulle spéculative, est un niveau de prix d’échanges sur un marché (marché d’actifs financiers : actions, obligations, marché des changes, marché immobilier, marché des matières premières, etc.) excessif par rapport à la valeur financière intrinsèque (ou fondamentale) des biens ou actifs échangés.
Dans ce genre de situation, dite parfois « exubérante », les prix s’écartent de la valorisation économique habituelle sous le jeu de croyances des acheteurs.
Il y a bulle à partir du moment où la logique de formation des prix devient essentiellement « auto-référentielle » et où le raisonnement d’arbitrage entre les différents actifs ne s’applique plus : un prix démesurément élevé aujourd’hui se justifie uniquement par la croyance qu’il sera « plus élevé demain », alors que la comparaison avec les prix d’autres actifs ne peut le justifier.
Une goutte d’eau
Première question, simple : les crypto-devises sont-elles une bulle systémique, c’est-à -dire une crise de nature à mettre en péril le système financier dans son ensemble et l’économie en général (comme la crise de 2008) ?
La réponse est clairement non. Quelques chiffres pour s’en convaincre :
- Marché des dérivés (chiffres de 2010) : 783 000 milliards de dollars
- Marché action mondial : 69 000 milliards de dollars
- Fortune des 2 043 milliardaires identifiés par Forbes : 7 670 milliards de dollars
- Crypto-devises : ~700 milliards de dollars
De plus, les crypto-devises sont encore loin d’avoir infiltré les grandes institutions financières, et ce pour encore quelques années. Ainsi, un décrochage de la valeur de cette classe d’actif n’aura pas d’impact majeur sur le système monétaire et financier.
Le cygne noir
Un cygne noir est un volatile originaire d’Australie, dont il est d’ailleurs devenu l’emblème de l’état d’Australie-Occidentale. Comme son nom l’indique, c’est un cygne au plumage noir.
Or, depuis le premier siècle de notre ère, il était communément admis en Europe que les cygnes étaient tous blancs, et affirmer le contraire tenait de la folie douce.
La découverte d’un cygne noir a donc remis en cause des croyances profondes des personnes de l’époque. À la surprise d’alors se succède immédiatement, a posteriori, une nouvelle normalité dans laquelle son existence coule de source. Oui, il existe des cygnes noirs, mais c’était prévisible non ?
Quel rapport avec le sujet ?
Le terme de cygne noir est souvent employé en finance pour désigner un événement inattendu aux conséquences graves et qui modifie profondément les modes de pensée et redéfinit les postulats qui fondent les pratiques financières.
Un exemple contemporain de cygne noir : la baisse de l’immobilier aux États-Unis en 2007 (donc la fin d’une bulle), pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale, qui servit d’étincelle à la crise de 2008.
L’éclatement d’une bulle est souvent la conséquence de l’émergence d’un de ces cygnes noirs, typiquement comme ce fut le cas dans l’exemple précédent.
Par corollaire, on peut dire que les bulles qui font le plus mal sont celles que l’on ne voit pas arriver, et qui enflent dans l’ombre pour exploser lorsque tout le monde le croit impossible.
Or que dire dans le cas des crypto devises ? Il n’est pas un jour sans qu’un article ne paraisse, mettant en garde contre la terrible bulle qui couve, ou qu’un illustre financier du monde d’avant ne donne son avis éclairé sur la crypto-apocalypse.
Ici nous serons plus en présence de la première bulle que tout le monde attend sans qu’elle ne vienne.
Un actif uniquement spéculatif
On reproche souvent aux crypto monnaies de n’être que du vent, puisque liées à aucun actif ou objet réel, physique, matériel.
Cette affirmation mérite déjà d’être nuancée. Bitcoin par exemple c’est tout un réseau : des serveurs, des ordinateurs qui hébergent la blockchain, et surtout des mineurs, qui minent avec du matériel dédié au Bitcoin.
D’ailleurs, l’on reproche assez souvent au Bitcoin, et à raison, sa consommation globale d’électricité.
Cette infrastructure est aussi réelle que la facture d’énergie qui l’accompagne.
Ensuite, rappelons qu’elle est aussi immatérielle que les monnaies classiques. Les euros ne sont rien d’autre que des chiffres inscrits sur des comptes dans des ordinateurs d’un réseau bancaire mondial. Les billets n’ont pas plus de valeur que leur poids en papier ou qu’une clé privée Bitcoin écrite sur papier libre.
Enfin, que dire des actifs de collection ?
Quelle est la valeur « réelle » d’un tableau ? Une toile très usée, de la peinture écaillée, et un cadre en bois qui peut au plus servir d’allume feu. Valeur économique de 50 centimes au mieux.
Pire, que dire de celle d’un timbre qui aurait un siècle (et une faute d’impression qui plus est) ?
Que dire alors d’un tableau de Leonard de Vinci, vendu 450 millions de dollars ? A-t-il une valeur « réelle » supérieure à celle du bitcoin ?
La valeur du tableau n’est que sociale, et la toile n’a aucune valeur économique.
Le « Tre skilling jaune» est un timbre suédois, qui aurait dû être imprimé en bleu-vert, et qui a finalement été imprimé en jaune. Pour cette raison, il est unique, et vaut 2,1 millions d’euros.
Là plus qu’avant, la valeur est uniquement sociale, ce timbre n’ayant aucune utilité fonctionnelle. La philatélie est-elle alors une bulle perpétuelle ?
L’Humain n’est pas une froide machine utilitariste, et il accorde de la valeur à ce qui n’en a pas, surtout si c’est rare, comme ce timbre, ou le tableau de De Vinci (puisque ce dernier ne pourra plus en peindre de nouveaux).
Comme le bitcoin, dont le nombre est limité, et dont l’authenticité peut toujours être démontrée (ce qui n’est pas le cas d’un tableau). En cela, les crypto-devises peuvent être vues comme des actifs de collection.
D’ailleurs le Bitcoin a un atout très fort par rapport à d’autres actifs, et qui a également un prix : la confiance qu’ont ses utilisateurs dans son système de fonctionnement, par opposition à leur monnaie locale (comme on peut avoir confiance ou non dans l’authenticité d’une toile de De Vinci).
C’est un sujet que nous avons déjà présenté, mais certains peuvent avoir d’avantage d’espérance dans un programme informatique et son incorruptibilité qu’en des systèmes politiques humains et leur gestion.
Enfin, précisons que les crypto-monnaies n’ont rien de choquant quand on les compare à certains produits financiers exotiques, proposés régulièrement et en toute impunité aux investisseurs et qui deviennent parfois des bombes à retardement. Hier les CDS, demain les produits dérivés sur le VIX.
La bonne et la mauvaise bulle
La mauvaise bulle laisse un monde appauvri et groggy, et 10 ans de purge post crise.
La bonne laisse derrière elle des infrastructures et une technologie qui préparent un monde meilleur.
La première serait la bulle immobilière américaine de 2008, et la seconde la bulle internet.
La présence d’une bulle ne veut pas dire que l’actif ou la technologie sous-jacente ne vaut rien dans l’absolu. La bulle internet est l’exemple d’un emballement autour de fondamentaux réels : internet a changé nos vies au-delà de ce que nous imaginions à l’époque.
Rappelons que celui qui a investi dans Amazon lors de son entrée en bourse en 1997 a multiplié par 640 sa mise, et ce malgré la bulle internet et son explosion. Rappelons également, pour l’anecdote, que Warren Buffett (lui si prompt à s’exprimer sur le danger des crypto-devises) n’a jamais cru ni investi dans cette entreprise…
Une bulle à géométrie variable
La période qui s’ouvre sur les crypto-devises est semblable à celle de la bulle internet : chacun anticipe que la technologie (la blockchain dans notre cas, internet dans les années 2000) va changer le monde mais personne ne sait vraiment comment.
Difficile effectivement à l’époque de miser sur Apple en se disant qu’il sortirait l’iPhone. Rappelons d’ailleurs que Ronald Wayne, un des fondateurs d’Apple, a revendu ses 10% de participation dans l’entreprise pour 800$ en 1976, laquelle participation ferait aujourd’hui de lui un multimilliardaire.
Difficile de savoir qui de Google ou Yahoo (ou Altavista) gagnerait le match des moteurs de recherche.
Difficile encore de savoir qu’Amazon multiplierait par 700 les investissements de ceux qui ont misé sur eux le jour de leur introduction en bourse.
Pour eBay, Amazon, Google, Microsoft, etc., qui ont tous survécu à l’explosion de la bulle qui parfois les a vus naître et les a portés, leur valeur était sous-évaluée même au plus fort par rapport à leur profitabilité actuelle. Les crypto-GAFA suivront alors le même chemin.
Le problème ici est similaire : il existe des centaines de crypto-devises différentes avec des usages extrêmement diverses.
Une certitude : toutes ne survivront pas. Celles qui partiront dans les oubliettes de l’Histoire sont donc surévaluées aujourd’hui, puisque leur valeur à terme sera de 0.
Pour les autres, elles devraient suivre la même destinée que les cours de GAFA post crise internet.
En ce sens, il est difficile de parler d’une bulle globale des cryptos. Mais il faut reconnaître que de la difficulté de trier le bon grain de l’ivraie vont naître de nombreuses désillusions pour tous ceux qui n’auront pas parié sur les bons chevaux.
Pour les autres, secousses de marché ou non, à terme ils finiront par récolter les fruits de leurs choix judicieux.
Il y a donc des investissements qui restent objectivement à faire, même en plein cœur de la bulle. Quant à savoir lesquels…
Éclater ou dégonfler
On se souvient plus volontiers des bulles qui explosent, puisqu’elles marquent l’Histoire.
Mais d’autres se contentent de se dégonfler, progressivement, sans pertes ni fracas.
Elles se renormalisent progressivement, parfois sur une longue période de temps.
Par leur nature moins spectaculaire, ces bulles passent inaperçues. Elles vivent et meurent discrètement dans l’indifférence des journaux à sensation. Il n’en demeure pas moins qu’elles existent.
L’existence d’une bulle sur tout ou partie des crypto-devises ne suppose donc pas qu’elle explose en tuant tout le monde autour d’elle.
Une pyramide de Ponzi
Cela n’est pas directement dans le sujet, mais les crypto-devises sont souvent vues comme un système de Ponzi, défini ainsi par Wikipédia :
Un système de Ponzi est un montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants.
Dit différemment, le principe est de promettre des gains qui ne sont pas financés. Le système fonctionne, tant que tout le monde ne cherche pas à récupérer ses gains, auquel cas on se rendrait compte que les promesses n’étaient pas financées. Par exemple, si je vous promets qu’en échange de 1 000 € je vous crédite 100 € d’intérêts dans un an, tant que vous ne demandez pas le paiement des dits intérêts, je n’ai pas besoin de les avoir réellement en poche, mais mon système s’effondre le jour où vous me les demandez.
Cette définition ne s’applique pas aux crypto-devises : personne (d’honnête) ne vous promet aucun gain ou intérêts.
Par contre, je peux vous promettre que si vous me donnez 10 000 €, je vous donnerai un bitcoin. Peut être que le bitcoin va s’apprécier avec le temps, peut-être pas. En attendant, j’ai livré ce que j’ai promis : 1 bitcoin.
C’est un marché pur et simple, et il n’y a pas, sauf peut-être très marginalement sur des plateformes véreuses tenues par des escrocs, de promesse de quelque chose qu’on ne peut pas fournir. Si vous achetez un bitcoin, vous recevez un bitcoin, ni plus, ni moins.
C’est ensuite vous, en tant qu’investisseur, qui portez l’espoir que ce bitcoin acheté 10 000 € aujourd’hui vaudra davantage demain.
Un historique pas si alarmant
Les mouvements actuels apparaissent au néophyte comme une chute catastrophique. Il faut reconnaître que les graphiques paraissent alarmants, le bitcoin passant de presque 20 000 $ à 6 000 $.
Mais pour évaluer convenablement la pertinence d’une analyse graphique, il convient de faire deux choses : regarder sur une échelle de temps longue, et regarder des graphiques logarithmiques.
Pour rappel un graphique logarithmique a l’avantage de faire apparaître les progressions en pourcentage plutôt qu’en montant. Dans un tel graphique, passer de 10 à 100 sera visuellement identique à passer de 1 000 à 10 000. Il est ainsi possible de constater des mouvements de marchés comparables en intensité (perte de 30% ou gain de 50% par exemple), mais sur des montants différents.
Le résultat est alors le graphique suivant, disponible sur le site Bitcoin.com

Il apparait alors que la situation actuelle n’a rien d’exceptionnel : à chaque pic (mi-2011 et fin 2014), le bitcoin était donné comme mort, décédé des suites de sa nature profonde de ponzi-bulle.
Les crypto-devises sont un actif jeune. Le marché est encore naissant, instable, et en construction. Les marchés actions ont eux aussi connu des périodes troubles lors de leur conception.
De souk artisanal, l’échange des crypto-devises se transforme progressivement en un marché organisé et règlementé. Espérons alors que cette montée en gamme soit également l’avènement d’un âge de raison.
Un actif qui reste particulièrement risqué
Que cet article ne soit pas interprété tel qu’il ne doit pas l’être. Si nous avons écarté l’idée d’un actif purement spéculatif voué à être la bulle du siècle, il n’en est pas moins que cette classe d’actif reste, et nous l’avons vu également, particulièrement risquée.
Peu mature, avec peu ou pas de visibilité sur les potentiels futurs, un risque conséquent d’investir sur les mauvais chevaux. Les monnaies virtuelles sont pour l’instant un investissement particulièrement risqué.
Si vous souhaitez en savoir d’avantage, c’est par là .
Conclusion
Nous l’avons vu, nous sommes en présence de secousses et de doutes normaux dans un marché en construction.
La question à se poser n’est pas : les crypto-devises sont-elles une bulle ? Mais : Quelles crypto-devises ne méritent pas leur valeur, et lesquelles sont sous-valorisées ?
Cela nous obligera à nous interroger sur leur utilité, leur utilisation future et à nous projeter dans un avenir entre blockchain et crypto-devises.
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Excellent article qui remet bien les choses en perspective. Merci à Jean-Baptiste Pleynet.
Article brillant qui montre combien un Bitcoin n’est évidemment pas une “monnaie” ou une “devise” puisqu’il s’agit d’une construction virtuelle (mais organisée!) qui représente une “valeur”, un “actif” ou une “unité de compte”, complètement soumis au libre marché, ce qui ennuie beaucoup les banques commerciales (et centrales, sans doute) et les états (qui refusent de perdre le contrôle sur “l’argent”).
En fait, cette “valeur” qui paraît moins concrète que celle des monnaies n’est pourtant pas plus justifiée (ou virtuelle) que celle de l’or ou de n’importe quel billet de banque dans le monde etc … si vous ne pouvez plus l’échanger pour vivre!
Si Jean-Baptiste Pleynet arrive à admettre qu’on puisse reprocher au Bitcoin sa consommation globale d’électricité, il se garde bien d’évoquer des chiffres qui font mal.
Dans un article, Ouest-France titre ” Pourquoi le bitcoin est un danger pour la planète”….
On retiendra que “Selon les calculs du jeune analyste Alex de Vries, fondateur de Digiconomist, cité par Les Inrockuptibles, « en 2020, le bitcoin pourrait utiliser autant d’électricité que l’ensemble des pays réunis de la planète entière ».”
C’est donc une catastrophe écologique ! Un non sens à l’échelle des 7,5 milliards d’humains.
De quoi faire taire les chantres des crypto-monnaies !
https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/data/19516/reader/reader.html?t=1518542174890#!preferred/1/package/19516/pub/28073/page/4